#14 RN au pouvoir: Qu'allons-nous dire à nos enfants?
Nous savions l'échéance imminente. La dissolution de l'Assemblée nationale décidée le 9 juin par E.Macron rapproche le RN du pouvoir. Un point de bascule qu'il faudra justifier auprès de nos jeunes.
Le RN au pouvoir en France n’a jamais été une dystopie. Ni une fiction. Encore moins un scénario sombre. Depuis les marges de la société et de l’Histoire, le sacre du RN (oui…même s’il perd les législatives, il gagne quand même ) est apparu bien avant le scrutin européen du 9 juin dernier. Bien avant avril 2002, aussi.
Comment imaginer que, depuis les bords glissants de la France excentrée, des populations n’aient pris conscience - avant les apprentis sorciers galvanisés par le pouvoir payant de l’extrême-droitisation du débat médiatique- de l’arrivée certaine du FN/RN aux affaires. Un péril devenu réalité rapidement après sa fondation en 1972.
Que dirons-nous à nos enfants de ce parti, désormais, aux portes du pouvoir?Une accession permise par de nombreuses mains, plus ou moins puissantes.
Déjà, le 16 mars 1986, l’irruption de 35 députés Front National à l’Assemblée nationale marquait un tournant dans l’histoire du pays et de ce parti fondé par plusieurs personnalités troubles. Au-delà de Jean-Marie Le Pen, tribun politique et tortionnaire de l’armée française en Algérie, il y a Pierre Bousquet. Membre des Waffen-SS, branche militaire des SS, créé par H.Himmler, l’un des plus gradés du Troisième Reich. Il y a eu Pierre Durand, propagandiste pour le comité Tixier-Vignancour, condamné pour provocation à la haine raciale dans les années. Et autour d’eux des collabos, des anciens de l’OAS, des pieds-noirs d’Algérie. Vous l’aurez compris. La matrice du FN devenu le notabilisé RN, raconte deux moments clés de notre histoire contemporaine. L’Occupation et la Guerre d’Algérie.
L’avons-nous dit à nos enfants? L’avons-nous suffisamment répété? Avec ses 1,3 millions d’abonnés sur Tik Tok, la réponse tombe sous le sens. 74% des utilisateurs de ce réseau, dont la viralité n’a pas d’égal, a entre 18 et 24 ans…La jeune garde du RN a réussi à sabrer le passé et nombreuses ont été les petites mains à l’y aider. Jordan Bardella, finalement, n’est que la partie émergée de l’iceberg. Et une incarnation. Pas celle d’un renoncement. Non. Ceux qui ont porté le RN aux nues ce 9 juin n’ont pas renoncé à regarder le lourd passé de la République.
Ils l’occultent aveuglés, comme toujours, par une version romantisée de ce que la France fut. Et puis, beaucoup l’ont soldé ce passé, comme s’il ne les concernait pas. Comme si la France occupée, la colonisation et les affres des guerres de décolonisation, le racisme, le sexisme, la violence ne les atteignaient pas. Une erreur qui nous revient comme un boomerang. Les jeunes générations ne se construisent sur un malentendu, une mystification même. Les discours tranchés qui s’opposent sur les réseaux sociaux font surgir, alors, l’ampleur du gouffre.
Les uns prolongent la grandeur d’une sempiternelle France immaculée, vierge de toute souillure, dont les avancées philosophiques et politiques lui offriraient l’immunité éternelle. Les autres voient en sa critique une voie, celle de sa rédemption morale et politique, condition essentielle à une concorde silencieuse, avant le feu. Avant la guerre civile, menace brandie par Emmanuel Macron, en cas de victoire des extrêmes aux législatives qu’il a lui même provoquées, d’ailleurs. Dans un camp ou dans un autre, le malentendu perdure. Ce pays n’est pas, entièrement, ce qu’il prétend être. Ni ce qu’il prétend avoir été. Comment ne pas s’interroger, alors, sur ce passage de relai générationnel manqué et qui empêche bon nombre d’entres nous de se sentir à notre place? D’être à notre place, plutôt…
Que dire à nos enfants face au discours du RN qui écrase les autres? Quand il réussit à nous faire croire que les vies ne se valent pas? Que la mémoire peut-être sélective? Depuis le 7 octobre et le déclenchement de l’offensive génocidaire d’Israël pour venger ses civils tués par le Hamas, le débat “public” français (une notion sur laquelle il faudrait revenir) s’est fracturé autour des pro-Palestine et des pro-Israël .
Une ligne de débat bancale, façonnée par le haut et ses instances politiques et médiatiques. Bancale car la ligne ne délimite pas deux points de vue raisonnés. Elle taille dans le vif, sépare les fervents défenseurs de la justice et du droit international. Justice envers les civils israéliens et les civils palestiniens dont 70% sont, à Gaza, des femmes et des enfants. Etrangement, ceux qui justifient les bombes de 1000 kg sur la tête des Gazaouis sont les mêmes qui, au nom de la mémoire juive et la lutte contre l’antisémitisme en France, mettent le RN et le Nouveau Front populaire sur le même plan. Certes, la France Insoumise est sous le coup d’enquêtes pour apologie du terrorisme après avoir assimilé “le Hamas à un mouvement de résistance.”
Or, les condamnations pour provocations à la haine raciale ont alourdi, à ce jour, les besaces du FN et du RN. Uniquement.
Si le droit n’a plus de valeur, que nous reste-t-il dans ce monde de la post-vérité? Faut-il rappeler les “chambres à gaz” qui dans la bouche de Jean-Marie Le Pen sont un “détail de l’Histoire”?
Que dire à nos enfants quand Serge Klarsfeld, avocat et rescapé de la Shoah se vautre dans la honte en déclarant qu’il votera pour le RN “sans hésitation?” Comment justifier ce qui, au regard, de l’Histoire et de la Shoah est une insulte ? Défendre la mémoire des victimes, quelles qu’elles soient, avec n’importe qui et à n’importe quel prix ne serait-ce pas cela le déshonneur? Surtout quand les morts vous confient leur survivance et un peu de leur éternité...
Que dire à nos enfants quand il faudra établir des catégories de citoyens? La justice ne souffre d’aucun dilemme. Sous la France du RN, elle sera la norme. Le débat ouvert par Jordan Bardella sur la binationalité en est une illustration. Et une ruse destinée à ouvrir la boite de Pandore: droit du sol, Français de papier, de souche, vrai/faux Français. L’accès aux postes stratégiques est une question légitime. Au Maroc, Isaac Charia, président du Parti libéral marocain jugeait incompatible haute fonction publique et binationalité. En Tunisie, les binationaux ne peuvent ni se porter candidats aux élections législatives, ni rejoindre le gouvernement.
En Algérie aussi. Dans sa révision constitutionnelle de 2016, l’article 51- devenu article 63- fermait l’accès à la haute fonction publique aux binationaux. Certes abrogé en 2020, l’article 63 a été réactivé dans les articles 67 et 87, perpétuant, ainsi, le soupçon permanent à l’égard des binationaux. La loyauté envers l’Etat est une ritournelle. Balayer l’enjeu d’un revers de manche relève du déni. De là à accepter la rétrogradation de citoyens dans une République dont l’unicité et l’indivisibilité leur est rappelées à la moindre occasion, impossible.
Que dirons-nous à nos enfants si le RN déleste certains Français d’une partie de leur citoyenneté et de leurs droits, s’il légalise un statut inégalitaire et discriminatoire? Leur dirons-nous que la France, “régime démocratique des droits humains dont se réclament les politiques français” s’aligne sur des “pratiques de pays” qu’elle juge elle-même “autoritaires”, souligne Houes Seniguer chercheur en sciences politiques. A quelle ironie voire à quelle farce assisterait-on, alors? Et puis, comme le rappelle Catherine Wihtol de Wenden, politologue spécialiste des migrations, “en France, on ne demande pas aux gens s’ils ont une binationalité.” Une mesure en l’espèce inapplicable et qui ne passerait, certainement, pas le Conseil constitutionnel.
Que dirons-nous à nos enfants à propos de cet environnement médiatique coupable d’avoir, non pas donné la parole aux caciques de l’extrême-droite, mais d’avoir nourri la bête, l’avoir créée aussi. Doit-on leur rappeler le rôle du service public, de France 2, de Laurent Ruquier et de son émission, On n’est pas couchés, dans la fabrication d’Eric Zemmour, fondateur de Reconquête, mouvement à droite du RN.
Leur parlerons-nous des chaines d’info, de la façon dont elles ont mithridatisé l’esprit du Français lambda le rendant hermétique au poison du racisme et aux idées d’extrême-droite?
Leur parlerons-nous de l’irresponsabilité des journalistes politiques, absents du terrain, omniprésents dans les salons, davantage soucieux de valider des biais que de porter la plume dans la plaie? Leur dirons-nous à quel point ils trahissent le journalisme (politique) et son rôle d’éclaireur d’une société?
Je n’ai pas oublié mes quelques passages aux Informés de France Info. Aux côtés de chroniqueurs tels que Jérôme Saint-Marie, alors, conseiller de l’ombre de Marine Le Pen, je me croyais sur le service public. J’étais dans l’une des antres de la dédiabolisation. La vague RN ne vient pas de loin. Elle vient de notre Histoire. Le nier, c’est déjà se soumettre.
Nadia Henni-Moulaï