#11 La fabrique du devoir de mémoire
Lundi, j'accompagnais la classe de ma fille au Mont Valérien, haut lieu de mémoire, basé à Suresnes. Si le devoir de mémoire est nécessaire, sur quelle base le construit-on?
Le 4 juin 1942, Henri Daikhowski est exécuté au fort du Mont Valérien, à Suresnes. Son nom ne vous dit probablement rien. Comme d’autres résistants- nous sommes en pleine occupation- il est fusillé par l’armée régulière allemande. L’occupant lui reproche d’avoir agi contre lui et d’avoir violenté l’un de ses membres.
Le sort d’Henri Daikhowski ressemble à celui des 1008 victimes, fusillées dans l’une des clairières du Mont Valérien, là où la cime des arbres absorbe le bruit des détonations et des crimes. Le lieu a une vertu. C’est une bulle capable de retenir les fracas des atrocités nazies. Bien plus que les seize forts édifiés autour de Paris. C’est pour cette raison que les forces nazies délaissent le Fort de Vincennes pour celui de l’ouest parisien.
Entre 1941 et 1944, résistants, Juifs, otages, communistes…tous tombent sous les balles de la Wehmacht, dont les rangs regorgent de jeunes soldats obligés.
Bon nombre d’entres eux visent à côté, tentant désespérément de sauver leur conscience de ces crimes trop lourds à porter. Alors, l’on grossit les rangs des tireurs pour s’assurer qu’au moins une balle perce les corps alignés. Bientôt, une cinquantaine de soldats est chargée d’appliquer les sentences.
Si vous ne connaissez pas le Mont Valérien, je vous conseille de vous y rendre. L’endroit, perchée sur une colline, offre un panorama sublime sur la capitale.
Considéré comme l’un des hauts lieux de la mémoire, le Mont Valérien figure sur la liste des sorties scolaires de nombreux instituteurs.
Sur l’esplanade de l’abbé Stock, aumônier des prisons parisiennes (l’homme d’Eglise assiste les 1000 condamnés à mort vers “l’Enfer”, leur apportant soutien psychologique et spirituel. Il jouera un rôle dans la réconciliation franco-allemande), les cars déversent des groupes d’élèves devant la flamme de la Résistance.
Lundi, je m’y suis justement rendue avec la classe de primaire de ma fille. A vrai dire, je connais le lieu. La fois précédente, ce fut avec celle de mon fils.
Une fois passée les portes épaisses de la forteresse militaire, il faut emprunter un escalier pour accéder à un chemin circulaire. Il débouche sur une petite chapelle, sorte de purgatoire avant l’issue fatale.
Devant la bâtisse, où subsistent quelques messages d’adieux des condamnés, trône une imposante cloche.
Vive la France! Vive l’URSS! (inscription murale)
Deux mètres de hauteur autour de laquelle se déploie une longue liste chronologique de noms. Celle du millier de fusillés tombés dans le secret du fort. Un vestige de la guerre qui orne cette mémoire encore vivace plutôt qu’elle n’en livre sa complexité. Sur la cloche des patronymes à consonnance européenne, maghrébine aussi. Les enfants écoutent le guide, scrutent les inscriptions, lisent les noms, parfois, à haute voix.
Ils sont, ici, pour toucher du doigt la notion de devoir de mémoire. Au fil de la visite, le guide leur explique l’importance du souvenir. Ne rien oublier, se rappeler de tous les prénoms de fusillés. André, Salomon, Georges, Marcel, Pierre…jusqu’à tomber sur, celui que mon cerveau assimile à un intrus, Mohammed Ben Slimane.
Qui est-il? Pourquoi figure-t-il sur cette œuvre de bronze? Le parcours du souvenir se poursuit avec la clairière puis la crypte du mémorial.
Nous sommes ici pour témoigner devant l'histoire que de 1939 à 1945 ses fils ont lutté pour que la France vive libre
Au total, 16 dépouilles de combattants reposent dans les caveaux du mémorial. Les enfants déambulent dans la crypte saisissant au vol quelques bribes d’explications fournies par le guide.
Ils semblent intéressés. Bien moins que moi qui connait, pourtant, cette histoire. A leur âge, ils ignorent à quel point le passé construit le présent. L’immobilise, le détruit aussi.
Je sais comme moi, enfant, qu’en leur for intérieur, ils sont soulagés d’apprendre que leur pays fut du bon côté de l’Histoire, qu’il a éradiqué l’ennemi nazi et réaffirmé haut et fort ses valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité.
Je pense même qu’ils ne se sont pas même posés la question. Le pays de l’enfance n’est-il pas le pays des merveilles?
Mohammed Ben Slimane gratte mon esprit. L’homme fait partie des neuf fusillés algériens du Mont Valérien (un en Egypte, un au Liban).

Né dans le Sud algérien, l’homme rejoint la métropole à la fin des années 20, à l’issue de ses quatre années de service militaire. Engagé au PCF, il poursuit, dès 1942, son engagement dans l’Organisation spéciale, passée dans la clandestinité et donc la Résistance, après l’envahissement de l’URSS par Hitler. Il est arrêté le 23 juin 1942 par la police française qui le livre à l’occupant allemand.
Avant lui, Mohammed Moali, interpellé le 19 septembre 1941 par la police du 19e arrondissement avant d’être donné aux Allemands. Il sera condamné à mort pour “détention d’armes” puis exécuté le 26 septembre 1941…
Pourquoi extraire ces noms de la longue liste des 1008 fusillés de la Résistance? Parce que l’histoire de ces 9 Algériens raconte l’enchevêtrement des histoires (de mon histoire, aussi) et des mémoires.
Parce que l’indigénat, malgré le statut inférieur qu’il implique aux yeux du colonisateur, porte en lui les germes d’un héroïsme contemporain. Se sacrifier, moins pour la France que pour les valeurs qu’elle brandies. La nuance est essentielle pour comprendre pourquoi tant de jeunes Français nourrissent autant d’exigences à son égard. Pourquoi, ils lui pardonnent moins ses écarts, ses contradictions et ses erreurs. La devise de la République implique un grand sens des responsabilités. Et prendre ses responsabilités suppose de les assumer, sans déporter le regard vers les gloires, exclusivement.
Parce que cette mémoire devrait figurer davantage dans le parcours pédagogique de nos enfants. Dépasser les paradoxes de sa patrie induit de les raconter. Surtout, c’est un long chemin qui ne devrait pas débuter à l’âge adulte. Faut-il encore rappeler, comme l’écrivait François Rabelais (Tiers Livre, XL), “je considère que le temps mûrit toutes choses : par temps toutes choses viennent en évidence ; le temps est père de vérité”.
Pour aller plus loin
Les fusillés (1940-1944), Dictionnaire biographique des fusillés et exécutés par condamnation et comme otage ou guillotinés, sous la direction de Claude Pennetier, Jean-Pierre Besse, Thomas Pouty et Delphine Leneveu, Éditions de l’Atelier, 2015.
Les fusillés arabes du Mont Valérien, Pierre Filiu, Le Monde, blog
Sur la mémoire de la deuxième guerre mondiale & les soldats des colonies
Frères de l’ombre, par Nadia Hathroubi-Saf Saf, rédactrice en chef du Courrier de l’atlas. A travers un roman autour du devoir de mémoire raconté sur trois générations. Un travail précieux qui lève le voile sur un épisode méconnu de la Deuxième guerre mondiale: le massacre de Chasselay. Les 19 et 20 juin 1940, le 25e régiment de tirailleurs sénégalais affronte l’armée allemande à Chasselay (Rhône). Ces combats s’achèvent par le massacre des prisonniers noirs par les soldats nazis. Lire l’article détaillé sur le site de TV5