#10 La cohabitation des paradoxes
S'il fallait résumer les paradoxes de la République en une date, ce serait 8 mai 1945. Si la France célèbre la victoire des Alliés sur les nazis, elle massacre des milliers d'Algériens en Algérie.
Aujourd’hui, nous sommes le 8 mai 1945. Une date importante. A l’école, à la télévision et dans les manuels scolaires, j’ai appris qu’elle marquait la victoire des Alliés sur le nazisme. Enfant, j’imagine, alors, le soulagement d’un jour comme celui-ci.
A 18 ans ou 19 ans, j’entends parler d’une autre histoire, celle de la manifestation de Sétif, de Guelma et Kherrata (là où le Hirak a démarré le 16 février 2019), en Algérie, alors département français.
C’est curieux. Cette séquence historique comme d’autres est totalement passée au travers de la narration familiale.
A l’école non plus, aucune mention. Sa mise en lumière me fait me sentir orpheline de l'histoire, aux marges. Encore une fois, je suis prise dans le malaise de mes deux identités.
Jeune adulte, je découvre cet événement, sa répression, son massacre, au fil de mes lectures. Au début des années 2000, il faut, encore, ouvrir des livres, assister à des conférences, lire la presse, étudier même, pour accéder à ce genre d’information. Les réseaux sociaux n’ont pas encore fait leur apparition et les contradictions du récit national, pas encore virales.
Dans mon esprit, la France est imparfaite mais cette imperfection ne m’atteint pas vraiment. Je suis dans un lycée où se fréquente une multitude de profils, classes populaires et aisées. Et dans cette univers bigarré, j’ai la sensation de toucher le coeur de la France, tel que la République la scande: ouverte, égalitaire et fraternelle.
Pédagogie du tabou
Depuis l’enfance, je le saisis à ce moment-là, cohabitent, dans mon esprit des parcelles de France. Mises bout à bout, elles forment un agrégat plus qu’un ensemble. Je m’en dépatouille, bon an mal an. Jusqu’à la fin de l’adolescence, j’observe, j’analyse, j’encode. Et quand l’histoire s’entrechoque avec mes croyances, je procède aux déductions. Je confronte le récit républicain pour mieux l’épouiller.
La première fois que j’ai entendu parler de Sétif, c’était au lycée. Une évocation du professeur, de l’ordre de l’anecdotique. L’événement n’agrippe pas mon esprit. Il le gratte, tout au plus. C’est à l’université que les questionnements prennent corps. En plus des Lettres modernes, j’ai choisi une option, l’histoire du Maghreb et du Machrek.
Au commencement, un drapeau
Sétif est abordé. A l’époque, le chargé de TD voit en cet événement un embryon de nationalisme. Pas plus. Ce sont, en réalité, les prémisses de la guerre d’indépendance à venir.
Aux “ Vive la victoire alliée” scandés par les manifestants indigènes, suivent les “Vive l’Algérie indépendante”. Mais, comme au lycée, ce tournant est relégué au rang d’anecdote. Le nom de Bouzid Saâl, étudiant de 22 ans, n’est jamais prononcé. C’est par lui qu’arrive, pourtant, ce soulèvement majeur. Le scout musulman défie les ordres du sous-préfet.
« C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme », Kateb Yacine, écrivain algérien, alors lycéen à Sétif.
Kateb Yacine sur le 8 mai 1945➡️Video
Le représentant de l’Etat interdit pancartes et banderoles. B.Saâl, lui, ne baisse ni le regard, ni le drapeau algérien. La tension monte. Des heurts surgissent. La police tire. L’étudiant tombe sous les balles. Les morts se compteront pas milliers, 45 000 selon les autorités algériennes, 20 000 selon les historiens dont une centaine de Français. Arrestations- 4000-, exécutions arbitraires d’hommes, femmes, vieillards, condamnations à morts, loi martiale marquent cette épisode fondateur de la lutte algérienne.
Au total, vingt opérations militaires s’abattent sur la population autochtone des environs. Une répression, aux antipodes de cette Europe qui fête la fin du nazisme et dont l’Etat français espère dissuasive pour l’avenir. Une boucherie qui ne s’enseigne pas dans les établissements de la République.
“Je vous ai donné la paix pour dix ans, à vous de vous en servir pour réconcilier les deux communautés”, Le général Raymond Francis Duval (1894-1955) commanda la répression à Sétif.
Grâce aux historiens mais aussi aux militants, dont beaucoup sont issus de l’immigration algérienne, les massacres de Sétif sont dorénavant documentés et surtout commémorés. Et cette pression exercée par le bas fonctionne. Il faudra attendre le 27 février 2005 pour que la France, par la voix de son ambassadeur à Alger, Hubert Colin de Verdière, parle de “tragédie inexcusable”.
Le 23 février 2005, la loi en faveur des Français rapatriés est votée, avec l’article 4 sur le rôle positif de la colonisation, article par la suite abrogé par Jacques Chirac.
Le parti socialiste défend une proposition de loi afin d’abroger l’article 4. Dans cet esprit, il plaide, également, pour revoir la place de la colonisation dans les manuels d’histoire.
Une occasion politique de se démarquer de la droite et de Christian Vanneste, alors député UMP du Nord. De racheter ses fautes du passé, aussi. Car durant la colonisation puis la guerre d’Algérie, aucune formation politique n’a été digne des valeurs républicaines. Aucune.
Mitterrand, un précipité de France
J’ai grandi avec la figure tutélaire de François Mitterrand. Tonton fait partie de mon enfance. Il a forgé mon rapport à la France et fut une boussole pour la petite citoyenne en formation que j’étais. Sa mort m’ébranla. J’avais de la compassion pour l’ancien président, patriarche plein de sagesse.
Avec une amie du lycée, nous étions allées, à sa mort en 1996, déposer quelques mots dans le livre de condoléances installé dans le hall de son immeuble, avenue Frédéric-Le-Play, à Paris.
A la maison, F.Mitterrand est omniprésent. Il est le chef de l’Etat que je regarde à la télévision.
Chaque soir, je regarde le JT, religieusement, avec mon père, là où il apparait régulièrement. Curieusement, mon père parle peu de cette figure politique. Il n’a pas l’air d’avoir d’avis sur la personne. Je crois qu’il l’aime bien. Mitterrand est de notre côté, nous, les Arabes.
A l’époque, j’ai une vision binaire de la politique. Il y a ceux qui acceptent bien, nous les Maghrébins, les socialistes et les autres, à droite qui nous rejettent.
Papa et Mitterrand, deux bouts de mon histoire de France. Aucun ne parle de l'autre.
C’est étrange pour un homme débarqué d’Alger en 1948, et présent à Paris entre 1954 et 1962. Un indigène en métropole a forcément un avis sur François Mitterrand. Forcément.
Faire cohabiter les récits français
J’avais bien entendu parler de ses liens avec René Bousquet . Mais, son implication dans la guerre d’Algérie fut assez tardive. Je connais, évidemment, le ministre Mitterrand. Mais, je l’ai réduit à ses saillies contre Valery Giscard D’Estaing ou Jacques Chirac.
A mes yeux, il est l’archétype du requin politique, pétri de culture et à la langue acérée. A la fin de l’adolescence, je n’éprouve pas le besoin d’aller fouiller le passé. Je m’accommodais du présent.
Tout change à partir de l’université par le biais de manuels d’Histoire scientifiques. L’Algérie coloniale, la troisième, puis la quatrième république s’éclairent à mesure que les ombres s’élargissent. Je découvre la France et son passé.
Un empire colonial fondé sur la violence, l’injustice et la dépossession. Et François Mitterrand, dont l’ultime discours m’a tant ému, en est l’un des garants. L’un des continuateurs même.
La veuve de la République
Alors garde des Sceaux, F.Mitterrand (A lire, les ombres pâles de Mitterrand, Libération) fait décapiter 45 nationalistes algériens. En 500 jours. Un record. Quand René Coty prononce 45 grâces, F.Mitterrand, lui, s’en contentera de 8. Je repense au silence de mon père à chaque fois que le président intervient au journal télévisé. Dans le salon de notre HLM, rien ne transparait. La voix de F.Mitterrand reste, tendrement, associée à l’un de mes souvenirs d’enfance. Je n’ai connu qu’un Mitterrand. Peut-être est-ce mieux pour l’enfant que j’étais. Qu’en est-il de l’adolescent et de l’adulte? Nous n’accueillons pas l’histoire et ses injustices de la même manière. Il faut encore le répéter.
Au-delà de l’histoire, des questions lancinantes restent en suspens. Comment créer une continuité de ces parcelles de France? Comment transformer l’agrégat en un ensemble, en un commun? D’abord, en assumant les parts d’ombres. Ensuite, en de-idéologisant l’histoire officielle. Les nations ne s’excusent peut-être pas. Mais aucune ne résiste au verdict des faits.
Pour aller plus loin
Derrière l’histoire du drapeau algérien, le massacre de Sétif et Guelma, France Culture, par Chloé Leprince.
François Mitterrand et la guerre d'Algérie, de François Malye et Benjamin Stora (Calmann-Lévy, 300 p.)
La guerre d’Algérie, histoire officielle, histoire idéologique, histoire des historiens, Jean-Charles Jauffret et Gilbert Meynier, dans le revue esprit, septembre 2004
Nedjma, de Kateb Yacine, Seuil, 1956
Chroniques d’un massacre, Boucif Mekhaled, Au nom de la mémoire, Syros, 1995
#instalive
Rejoignez-nous mardi 11 mai à 19h pour une discussion avec Kahina Bahloul, imame et auteure.
Sur mon compte insta: @nadiamedias
*Dixième newsletter
Vous êtes de plus en plus nombreux à me lire. Je vous en remercie. Quand un ami m’a incité à lancer ce format de discussion, j’étais sceptique. Depuis, je suis convaincue.
Convaincue car la newsletter est un espace privilégié où le temps de l’échange n’est pas gommé par celui de l’algorithme. Convaincue car les contenus de la newsletter restent, contrairement à d’autres espaces qui avalent presque littéralement les posts et discussions-parfois-passionnantes des murs Facebook ou des fils Twitter.
Convaincue, enfin, car je sais qu’un abonnement à cette newsletter est un acte d’adhésion- non pas à tous mes propos-mais à la démarche, celle de proposer un autre modèle de conversation virtuelle. J’avais prévu un numéro-bilan de ces dix numéros. Mais, l'actualité n'attend pas. Les raisons d’interroger le récit français à travers un regard hybride, non plus.